Cette année 2015 a été marquée par les attentats contre Charlie-Hebdo, journal qui a reçu le soutien financier de l'Etat, par l'intermédiaire du Ministère de la Culture à hauteur d'un million d'euros. D'ordinaire, les magazines sont renfloués par leurs actionnaires banquiers et non par l'impôt. François Hollande a dû juger important que Charlie-Hebdo continue de paraître au nom de la défense de la presse et au nom de sa conception de l'intérêt public.
On imagine mal Closer recevant la même somme de la part de l'Etat.
En 2014 , Closer dévoilait la relation entre Gayet et Hollande alors que Trierweiller était encore à l'Elysée. Certains se sont posé la question de savoir si nos pratiques de presse n'allaient pas s'inspirer des pratiques anglo-saxonnes plus dures que les méthodes françaises.
Le journaliste de France Inter, Pierre Weill de retour d'Israel en 2002 après 13 années passées comme correspondant dans ce pays avait été critiqué pour ses interviews agressives. Il s'en était défendu en expliquant que ses manières pour rugueuses qu'elles puissent paraitre ici en France, étaient encore bien polies au regard des pratiques anglo-saxonnes.
Nos démocraties se doivent d'avoir une presse libre laquelle doit jouer son rôle.
Quel rôle ?
Le Charlie-Hebdo et Closer ne font pas le même travail, l'un est anti-conformiste, l'autre fait de l'argent. L'un a un titre à consonnance française, l'autre anglaise. Le magazine Closer, extension française du Closer britannique appartient à Berlusconi via sa société d'investissement Fininvest. Ces deux magazines représentent deux conceptions opposées du rôle de la presse.
Traditionnellement, en Grande-Bretagne les journaux se vendent et sont influents, bien plus qu'en France. Les tabloids anglais, populistes, racoleurs, conformistes, eurosceptiques, alimentent la défiance des classes populaires britanniques envers Bruxelles. Quel rôle jouent-ils ? Expriment-ils une opinion de journalistes, participent-ils au débat, ou répondent-ils aux attentes de la classe populaire cherchant un facile bouc émissaire comme cause de leurs difficultés pour vendre le plus d'exemplaires possible ?
L'affaire du "News of the World" et de la commission Leveson
Les méthodes journalistiques des tabloids ne font pas l'unanimité. En 2011-2012, elles ont fait l'objet d'une enquête publique (inquiry) décidée par David Cameron suite au scandale des écoutes téléphoniques (phone hacking) mises en place par des policiers corrompus par un journal du groupe Murdoch, News of the World. Une première enquête, judiciaire, ouverte en 2005 avait révélé que ce journal avait profité de ses liens avec la police pour faire écouter de nombreuses personnalités du monde politique, sportif, ou du spectacle. Une enquête du Guardian, début juillet 2011, révèle que le journal a piraté la messagerie d'une adolescente de 13 ans, Milly Dowler, enlevée et assassinée par un videur de boite de nuit. Shocking !
David Cameron décide de créer la commission Leveson le 13 juillet 2011. Il est déjà
:
Zones d'ombres dans l'affaire anglaise :
- Scotland Yard s'est refusé à révéler le nombre exact de victimes. Quelles raisons pourrait-on invoquer ?
- Pressions politiques au plus haut niveau, peur de révêler leurs propres pratiques de hacking des compagnies de téléphone, peur de jeter le discrédit sur le niveau de sécurisation de nos données personnelles par nos prestataires téléphoniques et FAI, peur d'un renforcement des obligations légales des opérateurs. Toutes les suppositions sont possibles. Aucune n'est rassurante.
- La vérité est venue du Guardian et non pas d'une enquête de police. La police n'a pas joué pas son rôle. Pire , elle est impliquée dans les écoutes. Il faut attendre un article d'un journal dit sérieux pour faire sortir la vérité. Cela pose le problème de savoir qui est le gardien de la démocratie. Le Guardian, en son âme et conscience, selon sa conception de l'intérêt public, décide de dire le droit en lieu et place de l'Etat. Ses révélations déclenchent l'action de la justice. Juges et journalistes se coordonnent, entretiennent des liens, coopèrent d'une manière informelle, dans le secret, dans une mission de service public contre des pratiques journalistiques soutenues par le pouvoir exécutif.
Face à cela, David Cameron crée une commission dont il sait à l'avance qu'il ne tiendra pas compte de ses conclusions.
L'affaire revêt une dimension historique car, en Angleterre, la liberté de la presse date de 1695 Elle suscite des débats passionnés. Deux philosophies s'opposent dans ces débats, celle anglo-saxonne, protestante, libérale, insulaire, de la primauté de l'individu sur le groupe, et celle catholique, interventionniste, continentale, de la primauté du groupe sur l'individu.
La presse doit-elle défendre l'intérêt public ?
Tous les protagonistes dans cette histoire défendent l'intérêt public. On trouve ici un article d'un journaliste du Guardian, Chris Eliott.
En préambule il estime que la presse est d'intérêt public en elle-même en ce qu'elle est un des supports de la liberté d'expression.
Elle défend l'intérêt public en alertant l'opinion sur des faits qui concernent ou peuvent concerner la population en raison des agissements d'un individu ou d'une organisation.
Pour se faire une idée de la notion d'intérêt public , il interroge des collègues journalistes et des lecteurs du journal lesquels répondent à une large majorité n'avoir rien à faire de la notion d'intérêt public. Pour eux la notion d'intérêt public est surtout comprise par la presse au sens de ce qui intéresse le public. Pour ce journaliste, une information est d'intérêt public lorsqu'elle soutient le fonctionnement normal d'une démocratie, ou, comme la BBC l'énonce sur son site, quand elle permet au citoyen de mieux comprendre les décisions prises en son nom.
Au final, il fait sienne la définition donnée par un blogger pour qui intérêt public se définit sans cesse dans un processus dans lequel la presse doit prendre sa part.
Mais est-ce bien à un journaliste de définir les principes régissant une société ? Poser cette définition n'est-il pas le travail de la représentation nationale ?
La presse est d'autant plus mise à contribution dans un rôle de censeur que le système politique est bancal et qu'il va chercher des instruments de régulation en dehors de son périmètre.
Cameron pousse à une autorégulation de la presse par la création d'une commission de déontologie alors qu'il s'en est allé chercher un journaliste controversé en la personne de Coulson et derrière lui, Murdoch. La source du problème c'est lui et non la presse.
La question sous-jacente posée par la dérive people de la presse est celle d'une dégradation de nos régimes politiques, malaise qui se manifesterait dans les urnes, par la désaffection des électeurs pour les partis traditionnels.
quand le système institutionnel dérive
Quels sont les éléments qui permettent de discerner des tendances d'un régime politique
En ce qui concerne la France :
L'histoire apporte des réponses. Un régime politique démocratique est fondé sur sa pratique parlementaire.
- Quand le régime parlementaire devient un régime présidentiel, l'exécutif est "réhaussé" (Droit constitutionnel : Théorie générale - Ve République, Bertrand Pauvert, 2004, p 220 et s.) ce qui entraine une dérive personnelle d'exercice du pouvoir. En 1946, De Gaulle n'aimait pas le parlement, lieu de la "perpétuelle effervescence politique" et de qui émane le chef de l'exécutif (discours de Bayeux 16 juin 1946) quand il avait un problème, il s'adressait au peuple directement, par référendum. Notre constitution de 1958 est un texte inspiré par une idéologie de guerre en faveur d'un "Etat fort" (derniers mots du discours)
- Quand le régime parlementaire devient un régime d'assemblée, l'exécutif est faible comme pendant la troisième république où le président ne pouvait dissoudre le parlement, où les gouvernements tombaient rapidement face à des majorités instables.
En France le parlement est une chambre d'enregistrement, les majorités sont stables. On parle de régime présidentialiste voire d'hyperprésidence dans le cas de Sarkozy qui effaça Fillon et la fonction du Premier Ministre.
En ce qui concerne la Grande-Bretagne :
Le jeu des partis et des leaderships
La prééminence de l'exécutif sur le parlement anglais est supérieure à la pratique française ou américaine. Il est rarissime qu'un député s'oppose à son Premier Ministre et à la ligne du parti. Margaret Thatcher et Tony Blair étaient des PM présidentiels, John Major et Gordon Brown étaient plus effacés.
David Cameron a été évalué dans cet article selon une grille d'évaluation utilisée pour les présidents américains qui comprend 7 points : communication, organisation, habileté politique, visions politiques, prises de décisions, résistance au stress, intelligence émotionnelle. Cameron est habile en communication, en organisation, en politique, pragmatique mais sans grande vision politique. Il se défend d'être un idéologue. Il est dans la réaction, dans le jugement rapide et large, il n'est pas dans le détail comme Brown. Il apparait stable émotionnellement, avenant, ressemblant plus à Blair qu'à Thatcher, Major, ou Brown. Il exerce un leadership fort. Sa personnalité fait pencher la balance du côté du renforcement de l'exécutif.
Mais la prééminence de l'exécutif n'est pas qu'une question de personne.
La course contre la montre
Notre époque favorise l'action immédiate et l'action de l'exécutif (article du forum de science-po ici) à cause d'une complexification technocratique de nos sociétés, dans un contexte européen confiscatoire des débats démocratiques nationaux. (Voir ici pour cet aspect que j'ai déjà abordé dans un autre article)
Le rapport direct des gouvernants avec la presse
Les magazines people les plus en vue comme Voici ou Closer se positionnent par rapport aux personnes représentant l'exécutif en utilisant un discours simpliste misant sur le sensationnel, accréditant l'idée du "tous pourris", confortant les lecteurs dans l'absence de réflexion et d'engagement politiques. Que faisait Coulson dans le staff de Cameron ? Trierweiler et Match chez Hollande ? Dès que Hollande a lâché Trierweiler elle s'est déchainée, se révélant un adversaire politique bien plus dangereux que les frondeurs. Les vrais opposants au pouvoir ne se trouvent pas dans les hémicycles mais dans les salles de rédaction. L'ennui est que le débat politique se fait au niveau du caniveau.
La presse people n'est pas uniforme. Gala n'est pas Voici ou Closer pourtant ces publications participent toutes d'un phénomène réel et récent de peopleisation du monde politique en France, conséquence des influences du monde anglo-saxon dans lequel on constate des mouvements parallèles d'effacement politique des parlements, de personnalisation du pouvoir, d'apparition de journalistes procureurs auto-investis dans une mission de chien de garde, dans la définition et la défense de l'intérêt public.
La question de la régulation est toujours posée, moins en France qu'en Grande Bretagne
Qui garde les gardiens demandait le juge Leveson, il y a quatre ans. Les anglais refusent toujours de répondre à la question.
En France, le CSA contrôle l'audiovisuel. La presse écrite n'a pas d'instance de contrôle comme le CSA mais elle évolue dans le cadre de la loi de 1881 (dont le pendant anglais n'existe pas) et de la loi Gayssot de 1990. Il existe un observatoire de la déontologie de l'information (ODI) depuis 2012, association de chercheurs en communication soutenue par de grands acteurs de la presse écrite française. Pour aller plus loin, ici.
Liens :
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/les-dessous-de-la-presse-a-scandale-britannique_773938.html
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http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/comprendre-le-scandale-news-of-the-world_1011584.html
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http://www.theguardian.com/media/2010/feb/01/now-phone-hacking-scandal
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http://blogs.journalism.co.uk/2010/02/02/mediaguardian-phone-records-suggest-100-accounts-hacked-by-notw/
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http://www.theguardian.com/commentisfree/2012/may/20/open-door-definition-public-interest
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http://www.peterjepson.com/law/Burge%20Essay%20UK-6.pdf
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https://books.google.fr/books?id=BNWtvHDyr8gC&pg=PA218&lpg=PA218&dq=de+quoi+meurent+les+r%C3%A9gimes+politiques&source=bl&ots=QF28h50g_l&sig=XhZHj2WFBCMbZZUl9IIwh--LTqA&hl=fr&sa=X&ved=0CD0Q6AEwBWoVChMIsr_e-c3gyAIVQn8aCh3k0ACJ#v=onepage&q=de%20quoi%20meurent%20les%20r%C3%A9gimes%20politiques&f=false
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Du populaire au populisme : article de Jamil Dakhlia ( finalement Cameron répondrait aussi aux critères de la personnalité people : sincère, sympa, authentique et normale)
http://communication.revues.org/1268
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http://www.droitconstitutionnel.net/cours_dcGB.htm
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Interview de 2009 de Copé sur les institutions dans laquelle Cela nous permet d'en savoir un peu plus sur les sources d'inspirations d'une ancienne personnalité politique de premier plan, à qui l'on doit l'affaire Bygmalion...
http://old.larevueparlementaire.fr/pdf/entetien-cope-avril-2009.pdf.
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Qui contrôle la presse ? L'Etat ou la profession, la charte royale ou l'IPSO ?
http://la-rem.eu/2014/04/01/la-derniere-chance-pour-le-systeme-dautoregulation-britannique-des-medias/
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Contrôle de la presse en France
http://www.metronews.fr/info/une-de-minute-sur-christiane-taubira-le-delicat-controle-de-la-presse-en-france/mmkm!xChkgK4XWHhk/
Obervatoire de la déontologie de l'information
http://www.odi.media/
Rapport sur les attentats de janvier 2015
http://www.odi.media/wp-content/uploads/2015/03/ODI-Rapport-sur-les-%C3%A9v%C3%A9nements-de-janvier-2015.pdf
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