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Astrid Lacroix

Astrid Lacroix

Blog de réflexions sur les problèmes de société


Serge Paugam à la librairie Mollat, entretien avec Sandrine Rui à propos de son livre sur l'attachement social

Publié par A Lacroix sur 31 Mars 2024, 16:31pm

Transcription d'une présentation du 2 mars 2023 de Serge Paugam à propos de son livre sur l'attachement social.

https://www.youtube.com/watch?v=z5MrIIXv6rE

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Serge Paugam est interrogé par Sandrine Rui, professeur de sociologie  à l'université de Bordeaux.

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Résumé.

La notion d'attachement utilisée par Serge Paugam vient des travaux de John Bowlby.

L'attachement prend forme par des liens de quatre types :  lien de filiation (famille), lien de participation élective (amis, associations), lien de participation organique (travail), lien de citoyenneté. Plus on descend dans l'échelle sociale, plus le taux de rupture familiale augmente. Les liens équilibrés apportent à la fois, protection et reconnaissance (compter sur, compter pour) mais dans chaque type de lien, on peut trouver des liens qui oppressent ou fragilisent.

Une étude comparative portant sur trente-quatre pays permet de discerner des tendances à construire un type de lien spécifique qui permettent de définir des régimes (familialiste, volontariste, organiciste, universaliste)  et une morale associée. 

Serge Paugam :

L'attachement social peut s'inscrire dans une perspective (sociologique) durkheimienne mais en même temps, le terme attachement est surtout connu des psychologues aujourd'hui. Ajouter "social" était un peu un défi, parce que l'attachement fait référence à la relation fusionnelle entre la mère et l'enfant aux premiers moments de sa vie.
Il y a toute une théorie que l'on doit à John Bowlby qui analyse les cas de rupture, de séparation entre la mère et l'enfant notamment dans les premiers mois de la vie. L'empreinte de cette figure d'attachement est censée rester profonde et marquer les différentes étapes de la vie.

On peut trouver les trois volumes de Bowlby aux PUF en trois volumes qui s'intitulent "Attachement et perte". Je voulais me référer à ces travaux, moi, qui ai commencé à travailler sur la question de la pauvreté et des ruptures des différents types de liens. Quand je faisais ces enquêtes auprès des personnes en situation de pauvreté ou de grande pauvreté, je remarquais que beaucoup d'entre elles avaient connu des ruptures pendant l'enfance, en lien avec la question des placements. Parmi les personnes qui s'adressent aux services d'action sociaux, il y a un pourcentage non négligeable qui ont été placées dans l'enfance. C'est un indice qui me conduisait à insister beaucoup sur ce qui se passe dans les premières années de la vie et sur la question de la séparation, le retrait dans la cas du placement.

Alors ce que j'ai essayé de faire dans "l'attachement social", c 'est de distinguer plusieurs types de liens.

Bien sûr, il y a le lien de filiation, c'est à dire le lien qui existe entre des parents et des enfants à tous les ages de la vie, pas seulement au moment de la naissance et au moment de l'éducation de l'enfant, le lien de filiation parcourt toute la trajectoire de la vie puisqu'on retrouve cette relation à tous les moments de la vie, y compris au moment de la vieillesse, de la grande dépendance où on mobilise encore cette solidarité intergénérationnelle. On fait appel à l'action, à l'aide des proches et notamment des enfants à l’égard des personnes vieillissantes et dépendantes.

Mais ce type de lien, ce n'est pas le seul et donc une partie de mon travail consistait à distinguer différents types de liens et c'est la raison pour laquelle, après avoir insisté sur le lien de filiation, j'ai essayé de prendre en compte tout d’abord ce qui se passe ensuite c'est à dire la socialisation extra familiale.

L’individu va rencontrer évidemment d'autres personnes dans des groupes. Il va faire des choix affinitaires. A l'école, on a des amis que l'on rencontre, avec qui on entretient des relations qui peuvent être profondes et parfois durables. C'est la participation à des clubs, des associations, toutes les activités extra scolaires. C'est un lien que j'ai appelé lien de participation élective. C'est donc un lien qui renvoie à un certain engagement. J'insiste beaucoup sur le caractère non contraint de ce lien c'est pour cela que je parle de participation alors que le lien de filiation est un lien assigné. On ne choisit pas ses parents à la naissance tandis que le lien de participation élective c'est justement le premier moment ou l'individu est présent, c'est à dire,  dans ses choix et dans sa participation à la vie sociale.

Ensuite, bien entendu, le lien professionnel s'impose et on pourrait dire qu'il s’agit encore d'une autre étape dans la socialisation. C'est après l'école et on pourrait dire que ce lien se construit d'ailleurs dès l'école au moment ou l'on choisit une formation et l'on se forme à un métier. Ce lien de participation organique renvoie bien sûr au concept de solidarité organique que développait Durkheim dans sa thèse de doctorat qui renvoie à la complémentarité.

Alors j'insiste sur la dimension professionnelle c'est à dire l'organisation de la société en groupe qui sont des professions et qui se défendent pour obtenir des satisfactions et des garanties face à l'avenir. Ce lien de participation organique est propre au monde du travail et à la complémentarité qui se met en place dans le cadre de la vie professionnelle.

Le dernier type de lien est le lien de citoyenneté qui renvoie aux relations que l'individu tisse avec d'autres citoyens dans le cadre d'une nation.

Ces quatre types de liens renvoient à des morales spécifiques, et c'est là que j'ai suivi Durkheim dans son cheminement intellectuel parce que ces quatre  types de liens - le lien de filiation renvoie à la morale domestique - le lien de la participation élective renvoie à la morale associative  encouragée dans certains pays plus que dans d’autres - le lien de participation organique renvoie à la morale professionnelle et le lien de citoyenneté  à la morale civique -  ce qui permet de dire que ces quatre  types de liens s'entrecroisent, ils sont là, présents, cela renvoie à des sphères d'intégration absolument nécessaires pour l'individu pour devenir un être social, socialisé, et Durkheim déjà  pensait que l'individu n'était véritablement complet que si, ces 4 types de liens, alors il ne parlait pas beaucoup de lien de participation élective, s'entrecroisaient dans chaque individu.

Sandrine Rui :

Ce que montre le livre et c'est là qu'il y a une relecture par moments des travaux sur la pauvreté, ces liens sont aussi fragiles, il y a des ruptures parfois successives, parfois cumulatives, en matière de liens nous sommes très inégaux. Est-ce que la pensée que tu développes aujourd'hui à partir de ce concept d'attachement social permet d’approfondir l'analyse des inégalités et en quoi ?

Serge Paugam :

Quand on parle du lien social, on a parfois tendance à chercher ce qui va permettre de faire tenir ensemble les individus dans une société. donc on pourrait penser que l'on oublierait les inégalités, or l'approche en termes de liens sociaux nous permet de prendre en compte justement les inégalités parce qu'on observe la constitution de ces types de liens dans les trajectoires individuelles et collectives, on s’aperçoit que les individus n'ont pas la même probabilité de pouvoir les stabiliser et les entrecroiser en eux mêmes donc les individus sont finalement très inégaux.

On peut prendre des statistiques, j'ai essayé d'en donner quelques unes  à partir des enquêtes, si l'on prend par exemple le lien de filiation, des enquêtes permettent de voir que des individus finalement ont toujours des liens avec leur père ou avec leur mère. c'est quelque chose que j’ai découvert et qui est intéressant. Quand on croise cette question avec la catégorie socio-professionnelle, on se rend compte que les ouvriers finalement ont un risque beaucoup plus élevé de perdre le lien avec leur père et aussi avec leur mère  que les autres catégories et plus on s'élève dans les catégories sociales, jusqu’au catégories sociales supérieures ce pourcentage de risque de perdre ses liens avec son père et avec sa mère diminue. C'est même gradué. On a comme ça des chiffres qui sont importants. Plus de 20% des ouvriers n'ont plus de lien avec leur père par exemple, alors qu'on est à 4% dans les catégories de cadres et professions  intellectuelles supérieures. En prenant ces 4 types de liens,  on s’aperçoit avec des indicateurs, c'est le même processus qui opère, finalement la probabilité des catégories supérieures d'avoir ces 4 types de liens, c'est à dire d’être des individus socialisés de façon complète, elle est beaucoup plus forte et donc on pourrait ainsi considérer que finalement les inégalités sont aussi des inégalités profondément de liens.

Sandrine Rui :

Un autre élément qui est passionnant c'est ce que tu montres en insistant sur le fait que les liens , peuvent  fragiliser, peuvent aussi oppresser, ils ne sont pas bons en eux-mêmes. Cela explique en particulier les situations d'anxiété.

Serge Paugam :

Pour aborder cette question il faut d'abord dire qu'en chaque type de liens il y a deux dimensions :  la protection et la reconnaissance. Dans le livre, j'explique ces deux dimensions qui me semblent complémentaires pour comprendre véritablement la force des liens et repenser d'ailleurs la force ou la faiblesse des liens. Prendre en compte cette double dimension, la protection c'est ce qui permet finalement de compter "sur" alors que la reconnaissance, c'est compter "pour".

    Nous avons tous besoin par exemple dans nos relations d'amitié de savoir que l'on peut compter sur ces propres amis et de savoir que ses propres amis finalement peuvent aussi accorder de la valeur à ce que l'on est et d'une certaine manière cette protection est reconnaissance. C'est la base de nos relations. A partir du moment où chacun des types de liens, garantit dans l'échange que l'on a avec les personnes que l'on rencontre de pouvoir être protégé et en même temps reconnu, on peut dire qu'on peut devenir véritablement soi-même. Ce sont des liens qui délivrent. Ces liens qui libèrent conduisent à l'idée de l'autonomie. Qu'est ce que l'autonomie ? Ce n'est pas d'être coupé de l'autre, de faire ce que l'on veut,  l'autonomie, c'est d’être en relation avec autrui, de s'enrichir de ses relations qui vont permettre une émancipation par la garantie de protection et de reconnaissance.

Cela dit on a cette définition, qui d'ailleurs est une définition sociologique de la liberté.  Les sociologues ne définissent pas la liberté de façon tout a fait identique à de nombreux philosophes. Les sociologues partent des contraintes de la vie sociale et en tout cas, cette définition  sociologique de la liberté permet de prendre, d'expliquer cet oxymore des liens qui libèrent mais en réalité il existe de nombreux cas ou les liens ou les liens n'apportent pas cette émancipation, cet épanouissement de l’individu, Des liens peuvent oppresser ou fragiliser. C'est à partir du moment où les liens sont rompus que l'on sort du jeu social. En fait on peut sortir plus ou moins du jeu social quand les liens oppressent ou fragilisent alors on peut essayer d'expliquer ce qui justement permet de comprendre les formes d’anxiété. On va les retrouver notamment quand nous sommes en relation avec des personnes dans certaines situations dans le monde du travail mais cela  vaut pour tous les types de liens ou on n'a pas le sentiment de manquer de protection parce qu'on continue à  échanger. La relation va oppresser parce que justement elle ne va pas permettre une authentique reconnaissance. C'est l'absence de reconnaissance dans la relation qui va créer de l'anxiété, la relation va rappeler à l'individu qu'il est inférieur, et que la relation n'est pas équilibrée parce que l'autre, potentiellement, va se servir d'une connaissance qu'il a pu avoir sur la fragilité de la personne pour justement s'en servir pour dominer et oppresser. Donc la relation est inégalitaire et provoque ces insatisfactions profondes. Le monde du travail regorge de situations d'oppression parce qu'on en ouvre cette question là cela renvoie à toutes les relations de travail où tous les individus ne se sentent pas justement reconnu pour leur qualification et va en tout cas, il le vit comme une souffrance au quotidien parce que justement il se sent dévalorisé. Voilà par exemple la question de l'oppression, on peut la retrouver dans les liens d' amitié, dans les relations conjugales évidemment. 

Dans les liens qui fragilisent, c'est un peu l'opposé. Ces liens apportent le sentiment d'être reconnu, d'avoir l'assurance que l'on compte pour l'autre mais qui, pour autant, renvoient à  un monde ou à un groupe social qui lui même est fragilisé. Par exemple, les chômeurs, sont en relation avec d'autres chômeurs, ils peuvent effectivement se soutenir, et considérer qu'ils partagent quelque chose ensemble qui va leur apporter une certaine forme de reconnaissance mais cela n’apporte pas beaucoup d'opportunités pour sortir du chômage car effectivement ces liens là enferment dans une situation qui peut être du coup très fragile. Des liens qui oppressent, des liens qui fragilisent voilà des configurations que j'ai essayé d'analyser dans ce livre.

Sandrine Rui :

Alors avant d'aller voir ailleurs dans le monde comment cela se passe, j'ai une question aussi sur un des aspects que tu travailles, les liens entendus cette fois ci comme ressource, y compris dans les situations de grande pauvreté, les sans-abri, les marginaux, les chômeurs et en même temps ce sont des liens qui aident à survivre dans ces conditions d'existence précaires. Ils sont aussi des ressources pour défendre et conquérir des droits et là il y a une analyse de plusieurs mouvements sociaux d'hier et d’aujourd’hui notamment le mouvement des gilets jaunes qui a surpris beaucoup qui a déjoué pas mal d'interprétations classiques des mouvement sociaux donc tu proposes avec cette grille d'analyse qui est la tienne en termes d'attachement social une lecture de ce mouvement là. Est-ce que tu peux nous dire ce que l'on peut retenir selon toi de ce mouvement des gilets jaunes ?

Serge Paugam :

J'ai mis à l'épreuve cette grille analytique des mouvements sociaux pour voir si on pouvait interpréter certains mouvements sociaux certains conflits, ,notamment dans le monde du travail, j'ai étudié les gilets jaunes, de prendre ce mouvement des gilets jaunes comme un exemple empirique, j'ai aussi pris en compte un exemple de grève ouvrière au début du siècle c'était les chaussonniers de Fougère qui défendaient leur salaire, qui revendiquaient une amélioration de leur salaire et de leur conditions de travail et aussi pris en compte la situation des molex dans le sud ouest de la France, pas très loin d'ici d'ailleurs qui eux luttaient justement pour non pas pour leur salaire mais pour leur emploi qui avait été supprimé. Les gilets jaunes : c'était un exemple de plus pour montrer comment les liens peuvent s'entrecroiser aussi dans un mouvement social. La particularité de ce mouvement, les gilets jaunes,est de ne pas être un groupe social constitué. Les gilets jaunes n'existaient pas avant le démarrage, il n'y avait pas un principe d'identité. C'est un groupe qui s'est constitué par l’agrégation de plusieurs actions individuelles au moment du conflit. Le côté fascinant à voir, c'est que le principe d’identité s'est constitué par les premiers rassemblements notamment sur les ronds points et cela a été un moment de rencontres de différentes couches sociales qui s'ignoraient le plus souvent parfois, habitaient pas très loin les uns des autres mais qui ne se voyaient jamais et qui ont retrouvé sur les ronds points une sorte de sociabilité très forte qui les a rassemblés. On a beaucoup de témoignages, il y a eu beaucoup d'enquêtes sur ces ronds points qui montrent à quel point les personnes ont pu échanger sur leur situation alors qu'il ne vivaient pas exactement le même chose. Ils ne travaillaient pas forcément dans le même domaine, le même secteur, mais ils vivaient finalement ensemble le fait de se sentir totalement dévalorisés. On revoit un petit peu de la question des liens qui oppressent. Beaucoup de gilets jaunes vivaient mal au quotidien cette situation d'oppression d'où des anxiétés d'où des insatisfactions et des difficultés aussi pour beaucoup à joindre les deux bouts. Ça a été l'occasion de libérer leur parole, d'échanger et de voir finalement qu'ils avaient des choses en commun. D'une certaine manière ils ont retrouvé, une identité par l'action et ça c'est intéressant, c'est l'action qui constitue le lien, le lien n'est pas un préalable à l'action, là c'est l'action qui construit le lien.

Par ailleurs, je trouve en suivant la chronologie de ce mouvement, on a vu apparaitre progressivement des revendications qui n’étaient pas tout à fait les mêmes qu'au départ. Au départ, il s'agissait de faire pression pour trouver des solutions à cette augmentation du prix du carburant mais très vite en discutant sur les ronds points ont émergées des revendications nouvelles qui n'étaient pas des revendications professionnelles, car c’était impossible car ces personnes travaillaient dans des domaines très différents et donc ce sont des revendications citoyennes qui ont été progressivement mises en avant. La justice sociale et fiscale, le RIC, référendum d'initiative citoyenne, des revendications qui ont été portées dans les manifestations et dans les lieux symboliques du pouvoir, dans les beaux quartiers de Paris et dans les beaux quartiers des villes, où ils ont manifesté pour montrer que finalement, leur situation était profondément injuste et qu'ils demandaient qu'on les reconnaissent comme de véritables citoyens. J'utilise souvent sur les réseaux, une très belle photo  qui a été postée, d'une banderole dépliée devant l'arc de triomphe, où l'on voit les gilets jaunes la portant fièrement en disant on a récupéré, trouvé la fraternité sur les ronds points mais on vient là  conquérir la liberté et l'égalité. On était dans des revendications très citoyennes à ce moment mais ce mouvement, contrairement aux autres que j'ai aussi examiné n'ont pas me semble t il eu suffisamment de relais dans la sphère politique et n'ont pas été soutenus de façon unanime par les médias. Quand on fait des analyses sur la façon dont la question de gilets jaunes a été traitée dans les médias, selon les chaines d'information, des hostilités ont été exprimées à l'égard des gilets jaune. C'est sans doute pour cette raison que le mouvement a fini, sans véritablement avoir pu faire aboutir des revendications citoyennes.

Sandrine Rui  :

On va quitter la France, enfin pas complètement d'ailleurs, mais on va passer à une partie du livre tout à fait passionnante :   la comparaison internationale, 34 pays, dont tu mets en perspective des données, des indicateurs. L'enjeu, c'est ici de montrer qu'il y a des régimes d'attachement singuliers qui caractérisent des pays, des groupes de pays, que tu rassembles avec  des traits communs. Ce sont des régimes qui se distinguent selon la prééminence qu'il vont donner à l'un des types de liens ou parfois plusieurs  d'entre eux , c'est une expérience que nous pouvons faire lorsqu'on se déplace  à l'étranger, parfois quand on y séjourne   sur un temps un peu conséquent qui permet de voir qu'on n'accorde pas la même importante à la famille par exemple, au travail, ou aux associations.  Déjà tu pourrais parler des régimes d’attachement que tu as identifiés. La première question sur cette dimension internationale, c'est peut-être d'en venir à cette comparaison entre la France et les États-Unis, c'est une comparaison classique depuis Tocqueville  et bien d'autres mais ta grille de lecture permet de montrer comment ces deux sociétés se distinguent assez fortement, voire sont caractérisées par des modèles plutôt inconciliables même si ce caractère inconciliable étonne aussi, qui ne serait pas une fatalité si on peut dire.

Serge Paugam :

De l’entrecroisement des différents types de liens, j'en suis passé à essayer d'analyser justement l'entrecroisement des différents types de morale parce que j'ai dit tout à l'heure que chaque type de lien renvoie à une sphère spécifique de la morale. Alors on devait normalement pouvoir identifier comment cet entrecroisement se fait dans les différentes sociétés. Et pour cela, je partais de l'idée qu'il pouvait y avoir, c'était une idée fondée aussi sur des observations, pour avoir voyagé beaucoup, j'ai essayé justement de sentir ça. Et donc j'ai élaboré une typologie avec dans un premier temps de façon idéaltypique en disant, il peut y avoir, contrairement à ce que ...alors ça partait aussi du constat que Durkheim hiérarchisait les différents types de liens, il disait que le lien le plus important pour faire société, c'est la nation et donc on pourrait dire, c'est la morale civique. En bon républicain, on peut très bien comprendre pourquoi Durkheim dit ça. Pour lui, il le dit clairement dans ses écrits, l 'État doit primer la famille, donc c'est l’État qui compte, c'est la nation qui compte. C'est comme ça qu'on fait société, c'est pas avec la famille, tout en considérant que la famille c'est aussi important qu'on va retrouver dans chaque type de société. Il ne renonçait pas loin s'en faut à l'idée de la famille mais pour lui l’État devait primer la famille.  Alors moi, je me suis dis que ce regard est profondément français c'est à dire qu'il regarde en fonction de son ancrage dans la société française de son époque, dans la IIIème république, dans ce principe républicain. La république française était fortement active à ce moment là.  On peut comprendre pourquoi Durkheim pense ainsi. J'ai essayé de mettre à l'épreuve cette idée et je me suis dis : essayons de voir si cette hiérarchie est celle là dans les autres pays. Je me suis dit que probablement non, je suis parti de l'idée qu'il y avait un régime d'attachement où la morale domestique était la première que j'ai appelé le régime familialiste. Un régime volontariste où le lien de participation élective et la morale associative est prééminente. Le régime organiciste, où l'on voit la prééminence du lien de participation organique et la morale professionnelle, enfin le régime universaliste où la morale civique est prééminente ainsi que le lien de citoyenneté. Je partais de suppositions, d' hypothèses, certes fondées certes sur une certaine connaissance mais pas totale de la réalité. Le gros travail, long et fastidieux, a été de trouver des indicateurs permettant de trouver, de rendre compte de ces différents types de liens et de morale, en essayant d'avoir un échantillon suffisamment important de pays pour pouvoir faire des croisements ensuite avec d'autres variables, économiques sociales et politiques pour essayer de comprendre ces différents types de régimes. Il existe un lien , j'ai mis en accès libre toutes ces tableaux que l'on a constitués, avec les données, les sources, cela a été un travail considérable, pour vous donner une idée de ce travail pour le lien de filiation au niveau d'un pays on emploie plusieurs indicateurs que l'on a croisés ensemble. Pour définir le lien de filiation au niveau d'un pays on a pris plusieurs indicateurs qu'on a mis ensemble dont l'un par exemple c'est la proportion des jeunes de 25 à 34 ans qui vivent encore chez leurs parents donc on a pris le seuil de 2 ans parce que c'est effectivement c'est le seuil que les sociologues considèrent comme le seuil de l'accès à l'autonomie et donc on a essayé de voir si cet indicateur crée des variations importantes entre les pays. c'est un très bel indicateur, pour le Danemark il est à 2 % et 50 % pour les grecs. Cet indicateur est très fort mais il ne suffit pas pour définir un indice de lien de filiation, il y a d'autres indicateurs mais si vous prenez ce type d'indicateur cela veut qu'il faut aller travailler sur des sources nationale dans chacun de pays cela veut dire que ces indicateurs ne se trouvent pas sur internet, il faut les créer, il faut aller chercher la source de l’enquête sur les conditions de vie dans chacun des pays , de faire, à partir de l'accès à la source d créer le petit modèle qui va permettre de calculer cette proportion et de la faire comme cela à chaque fois dans tous les pays, c'est un travail assez colossal que l'on a fait et je dis "on" parce que j'ai bénéficié d'une collaboration avec des collègues spécialistes des indicateurs sociaux notamment des collègues  de l'université de Neufchatel. Je dois beaucoup à cette collaboration même si j'ai apporté beaucoup d'idées mais je crois que j'ai bénéficié de leur savoir. C'est comme cela que l'on a constitué une base de données qui permet les comparaisons entre les différents pays. Pour donner une idée, j'en reviens à la question que laquelle je consacre un chapitre à cette comparaison entre la France et les Etats-Unis, alors quand même, l'analyse des données va confirmer globalement les hypothèses, globalement mais avec  quelques surprises parfois. Le passage à la recherche empirique va permettre parfois de préciser des choses que l'on avait pas forcément comprises. Globalement ça vérifie les hypothèses avec quelques subtilités.

    La comparaison maintenant entre la France et les États-unis. La France  est proche d'un modèle où la morale professionnelle est prééminente. C'est un modèle de solidarité qui repose que la complémentarité et sur donc la force du lien de participation organique. J'avais pris comme indicateur, la proportion des emplois qui sont couverts par des conventions collectives, voilà un indicateur qui va permettre de voir tout de suite la différence entre la France et les États-unis. En France  on à 95 %  des emplois couverts par des convention collectives qui sont le produit des luttes sociales dans le monde du travail. C'est grâce à elles, notamment que l'on a défendus le droit du travail, la protection sociale tout ce qui s'inscrit  ans une collection collective. Les États-Unis sont à 11 % donc on trouve des différences selon la façon dont on s'organise  pour  faire société.

En revanche les Etats-Unis, en reprenant Tocqueville et tout ce qu'il a pu dire sur les associations, sur  la vitalité associative aux États-Unis, si on prend des indicateurs comme la participation à des organisations humanitaires, la question de la philanthropie, on s’aperçoit que les États -Unis dépassent largement le France. On est très très loin. La morale associative est beaucoup plus forte dans ce pays pour des raisons qu'on pourrait expliquer, parce qu'il y a plusieurs facteurs historiques qui permettent de comprendre le maintien de cette vitalité associative aux États-unis, or on en a une prééminence du lien de participation élective aux États-Unis alors qu'en France c'est la prééminence du lien de participation organique.

    L’intéressant, c'est que les autres types de liens ne sont pas forcément très forts. C'est une particularité, on va faire société par ces deux types de liens. Quand on regarde cela, on peut essayer de comprendre pourquoi, il en est ainsi en France et aux États-Unis. On peut suivre par exemple aux usa certains mouvements sociaux qui se sont développés notamment dans le domaine du travail. Il y a ce concept de "community organizing", c'est vraiment l'idée que l'on fait intervenir la société civile pour faire aboutir des causes, pour réparer des injustices. Ce n'est pas l’État qui intervient en priorité, c'est la société civile qui se mobilise, qui essaie de faire pression sur les décideurs, et parfois, dans le monde du travail, sur les employeurs. Alors qu'en France, un conflit du travail se règle d'abord par les salariés. Aux États-Unis, ce n'est pas uniquement par les salariés mais aussi par des communautés religieuses qui peuvent intervenir, des associations puissantes, humanitaires qui vont défendre, prendre position et faire avancer. C'est le travail du "labor organizing". C'est vraiment dans cet esprit là que ça avance. Quand on compare avec la France, on peut se dire que l'on est dans deux régimes différents, un régime organiciste et un régime volontariste. Il ne s'agit pas de dire lequel est le meilleur régime. En fait, la conclusion est que l'on peut faire société à partir de ces deux régimes.

Sandrine Rui :

On pourrait parler du modèle japonais qui repose sur un régime d'attachement familialiste, du modèle scandinave, ce qui nous permet de comprendre pourquoi nous sommes si envieux du modèle scandinave mais aussi en quoi il a quelques fragilités apparentes. Peut-être pourrais tu parler d'une surprise que tu as rencontrée ?

Serge Paugam : oui une surprise quand même venue de cette comparaison. J'imaginais qu'avec mon approche, ma compréhension du système de protection sociale dans les pays nordiques qu'on allait avoir une prééminence du lien de citoyenneté, avec une morale civique prééminente, comme régulatrice de l'ensemble de la société. Or, quand on regarde la force de ce régime que j'ai appelé universaliste, c'est l'entrecroisement d'au moins trois types de liens. Bien sûr, le lien de citoyenneté est prééminent, la morale civique est très importante, les nordiques mais pas seulement, on trouve d'autres pays dans ce cluster, ont tendance à considérer que l’État, c'est eux. Il y a un respect très fort de l’État mais pas seulement. Quand on regarde ces pays, on s'aperçoit que le lien d'attachement organique est développé, il y a des rapports de négociation salariale, des conventions collectives et on retrouve aussi le lien de participation élective par les associations. Ces pays arrivent à entrecroiser ces trois sphères de la morale, associative, professionnelle et civique. Au Danemark, la morale domestique ne domine pas comme le montre la statistique très faible de 2%  dont j'ai parlé plus haut.

Sandrine Rui :

Dans la conclusion, tu nous invites à un dépassement vers l'utopie qui serait dans un monde globalisé, d'un attachement à l'humanité toute entière.

Serge Paugam :

A l’ère de la globalisation, on peut penser que l'idée d'états nations  serait  dépassée mais les comparaisons au niveau national donnent des données, robustes, assez différentes.

On peut avoir une réflexion plus large. Est-ce que dans le monde globalisé, le modèle scandinave serait la réalisation la plus complète ? Pour nous français cela pourrait être un modèle à adopter mais à l'échelle du monde cela n'a pas de sens. On ne peut pas dire à des latino-américains de devenir nordiques. Est-ce que la supériorité du modèle nordique ne repose-elle pas aussi sur des enjeux planétaires où les inégalités sont particulièrement fortes entre les nations. Notamment lorsque la planète est en danger, qu'apparaissent des défis considérables, , qui conduisent à  penser qu'il faudrait mettre en place un mode de régulation contraignant pour qu'on s'attaque aux excès du capitalisme et aux inégalités qu'ils génèrent. L'attachement à venir serait alors celui d'un attachement à une humanité réconciliée avec son environnement.

 

 

 

 

 

 

 

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