De la destruction créatrice, du feu, de l'imaginaire et de la foi dans le commerce

La scène se passe dans un bar quelconque, situé dans une ville de province quelconque. Le bar appartient à un gérant. Il fait dépôt pour la presse locale. Les clients René et Noël rentrent dans le bar à quelques minutes d'intervalle.

- Aubergiste, j'ai soif !

- Ça va René ? Encore à jeun ? T'es pas dans ton état normal !

- Boire tout seul, c'est pas une vie...Qu'est ce qu'on s'emmerde.

- Salut la compagnie !

- Tiens, vl'a le plus beau. Viens mon poteau. Assieds toi là.

- Bonsoir Noël, comme d'habitude ?

- Comme d'habitude, double dose, je suis en forme.

- Qu'est ce qu'on s'emmerde !

- Tais-toi et bois ton verre. Tu vas pas commencer à nous faire chier.

- Tu me suis à la trace ? Je viens juste de poser mon cul.

- Et oui, je te renifle à 2 km.  C'est l'alcoolo du bistro, çui qu'à l'vent dans le dos, lalalère.

- Qu'est-ce qu'on s'emmerde !

1 heure et quelques verres plus tard.

- Il est pas encore crevé, le Lucien ?

- Non, il est bien vaillant, il est passé prendre le journal juste hier, avec sa R16 et son chien.

- Son sale cabot tout pelé tu veux dire ?

- Aussi vieux que sa R16.

- Je l'ai eu presque tout mon primaire

- On sait...

- Ce vicieux d'instit

- On sait....Moi aussi je l'ai eu, je te rappelle. C'est vrai qu'il était raide.

- Comme sa règle en ferraille. Le salopard. Un jour, il va crever.

- Comme nous tous, la belle affaire. N'empêche, j'ai encore une dent contre lui.

- Ah, tu vois !

- Messieurs, c'est l'heure. Je ferme.

- Messieurs ? Pfffff. Allez un petit dernier.

- Vous êtes en voiture, les gars ?

- Cette question ?

Se tournant vers René : "T'as encore ton permis ?"

-Hein ?

-Eh ? René ? T'as encore ton permis ?

- Hein ?

Le gérant :

- Et toi Noël, combien de points il te reste ? J'voudrais pas que tu perdes ton permis. Ah, ah !

- Moque toi. Ca peut arriver à tout le monde. C'est de ta faute tout ça.

- Un peu, quand j'y pense, enfin quand je prends le temps d'y penser. Réveille don' René.

- Hé, René ! On y va ?

- Gueule pas si fort, j'suis pas sourd.  Oui, on y va.

Les clients sortent du bar.

Noël et René restent là un moment , le dos appuyé sur un mur, le nez dans la brume de la nuit et les vapeurs d'alcool.

- J'ai bien envie de passer chez Lucien.

- T'as quoi là ?

Noël écarte la veste de René. Il a la main serrée sur un vieil objet en corne de vache avec un bec en métal.

- C'est quoi ce truc ? T'as piqué la corne de brume du bar ? T'es pas net.

- Je vais chez Lucien, voir s'il dort, pour lui déboucher les oreilles.

- Je te raccompagne chez toi, allez viens.

- On passera devant chez Lucien

- Si tu veux. Allez avance. Et fais pas le con.

Devant chez Lucien.

- Non, donne moi ça.

Noël tente de pendre la corne à René. René s'appuie sur la porte du garage de Lucien. Elle s'ouvre sous la poussée. René en profite pour rentrer.

- Hé, Noël, y a la R16.

- Chut, parle pas si fort.

Noël  fait le tour de la voiture.

- Un vrai bijou, cette R16. J'ai bien envie de faire un tour.

- T'as pas les clés.

- Viens ! Monte ! On verra bien. Pas besoin de clés si ça se trouve.

- Bon on fait quoi ?

- Y a pas  les clés.

- Ben oui. Qu'est ce que t'es con.

- Vas voir si tu trouves pas un tournevis plat.  4mm. Et un petit marteau.

René farfouille dans le garage quelques instants et ramène un  tournevis et un marteau.

-Attends. Si tu tapes, le chien va entendre.

Noël réfléchit deux secondes,

- On sort la bagnole en poussant et on démarre après.

- Fais chier.

Noël et René sortent de la voiture pour la pousser.

- Vas-y pousse !

-Oh, René, la rue est en pente. Mets toi au volant et tu freines. Tu m'attends ?

Noël pousse la voiture qui sort du garage. René appuie sur le frein. Il cale le tournevis pour démonter le cache sous le volant et se met à tripatouiller les fils.

- Tu fais quoi ?

- Je cherche les fils.

René branche les mauvais fils, provoque un court circuit. Une odeur de brulé envahit la voiture puis la fumée. La voiture prend feu comme une bonne petite voiture de l'ancien temps qui aime bien sentir le roussi et qui a décidé que sa dernière heure était venue. Noël et René restent devant la voiture les bras ballants comme deux pauvres....

Tout brûle, sièges, pneus, et les vieux livres dans le coffre qui devaient partir à la déchetterie.

Le chien se réveille et aboie . Un volet s'ouvre. La tête de Lucien parait à la fenêtre, les yeux encore collés par le sommeil.

Les flammes s'envolent au ciel, emportant avec elles des pages de livres retombant où elles peuvent.

-René se penche, ramasse une page, la lit. Tiens Noël,, tu veux lire ?  Gaston Bachelard, Psychanalyse du feu. Il prend la feuille et la remet dans le feu en rigolant.

Noël se penche, ramasse une autre page. Moi, j'ai encore mieux : Schumpeter Joseph , Théorie de la destruction créatrice.

Alors qu'ils sont sur le point de retrouver assez de présence d'esprit pour prendre la poudre d'escampette, discrètement, ils entendent la voix à peine réveillée de Lucien. Il est descendu, attiré par la lumière, les mains sur les hanches.

- J'espère pour vous que vous avez une bonne assurance.

Lucien regarde les deux hommes, surpris.

- Ça !  ces deux couillons de René et Noël. Comment vous avez fait votre compte ?

- Ben on .... et puis...

- Vous avez eu du pot de pas bruler avec, les rois des cons et les rois de la bibine.

Lucien regarde les feuilles de livres virevolter dans les airs, se réjouissant du spectacle. Une page lui arrive sur l’œil. Il la prend, la lit,

Noël : vous avez quoi, vous ?

Lucien : L'imaginaire, Jean-Paul Sartre. Vous en aviez des bouquins là-dedans ! Vous aurez au moins appris à lire grâce à moi. Bonne nuit, je retourne me coucher.

Lucien fait deux pas, péniblement, à cause de son grand âge, puis il se retourne, l’œil retors comme au bon vieux temps de ses meilleures heures à la communale.

- Dites moi, puisque que vous êtes si doués pour faire brûler les bagnoles , ça me donne des idées, y a cette grosse saucisse de Gaston qui a une Simca trop belle pour ma R16, elle est assez jalouse, ça vous dirait pas... d'aller y faire un tour. J'ai ma voiture dans le garage.

Noël  :

-Comme c'est pas loin, on pourrait y aller à pied...

René :

-Si on peut faire marcher le commerce...Ma foi.

Et tous les trois, les deux soutenant le troisième pour l'aider à marcher.

René :

- Noël, t'as fait quoi de la corne ?

-Elle est restée dans le garage.

Lucien :

"Quel garage ?"

Noël :

"C'est quoi la Simca ?"

Lucien :

"Vedette, ou un truc dans le genre" puis, avec une voix qui se perd dans la nuit,

"Qu'est-ce que j'ai fait de mon chien ?"

.....

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